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Chroniques
Franz Schreker
Der ferne Klang | Le son lointain
Le 3 septembre 1912, plein d’enthousiasme, Arnold Schönberg écrit à Franz Schreker (1878-1934) : « votre succès qui, d’après tout ce que j’entends, semble être immense, m’a rempli d’une joie extraordinaire ! Je l’avais prédit, à vous, à Hertzka [directeur d’Universal Edition entre 1907 et 1932, ndr] et à beaucoup d’autres. Votre œuvre m’a tout de suite fait un effet incroyablement puissant, lorsque vous m’en avez joué quelques extraits, et dès ce moment j’ai cru fermement à votre cause. Vous aussi, vous avez eu besoin de temps pour réussir – presque autant que moi. Mais maintenant vous êtes en haut, et cela me réjouit au delà de tout ».
Cette lettre fait écho à la création de Der ferne Klang à l’Opéra de Francfort le 18 août 1912, qui met à la mode l’infréquentable « novateur du son » (Neutöner) qu’est Schreker, avec un ouvrage dont l’argument pourrait laisser croire à une mise en abyme – de même que Christophorus, deux décennies plus tard [lire notre critique du CD]. En effet, le compositeur Fritz délaisse sa bien-aimée pour aller chercher le son lointain, voix de l’absolu qui l’appelle. Tandis qu’il récolte déceptions et désillusions, Grete rencontre le malheur en personne, d’abord abandonnée à un aubergiste pour régler une dette de jeu paternelle, puis tentée par le suicide pour enfin survivre comme courtisane et prostituée. Maudite par Fritz dans un premier temps, elle recueille le mourant qui s’aperçoit trop tard que la femme abandonnée jadis est indissociable de l’objet de sa quête.
La naissance du deuxième opéra de Schreker – après l’infortuné Flammen (1902) – doit beaucoup à la patience de son concepteur puisque le livret fut achevé en trois semaines, une dizaine d’années auparavant. Mais les réactions à sa prose et à l’écoute de l’interlude de l’Acte III (1905) le découragent, à une époque où ses conditions de vie sont précaires (cours privés, emploi de bureau). Une passion pour une femme mariée et la découverte d’ouvrages sulfureux (Salome, Ariane et Barbe-Bleue [lire notre critique du DVD], etc.) le poussent à reprendre son projet des années plus tard, avec la conviction d’être en phase avec l’époque. Achevés en 1909, les trois actes rencontrent encore des soucis de programmation (démission de Weingartner, directeur de la Hofoper de Vienne) et aux répétitions avant de séduire le public.
« Mais qu’est-ce qui m’a poussé à faire cela ? écrit Schreker dans un article paru en 1930. Comment-ai-je abordé ce sujet en tant que musicien ? J’étais attiré par la possibilité d’affûter les contrastes. La vie réaliste des petit-bourgeois et la vision de l’artiste. Le murmure de la nature démoniaque et séductrice opposée à l’être humain si prompt à la résignation. […] Cette décision, de porter sur la scène d’opéra la musique surgissant de la nature, symbole de tous les événements de la vie de l’homme et de l’artiste, a été déterminante pour tous mes livrets suivants » (in Alain Perroux, Franz Schreker ou À la recherche du son lointain, Éditions Papillon, 2001).
Déjà paru en 1991, cet enregistrement (sans livret) propose des chanteurs de bonne compagnie. Entourée de Victor von Halem (Graumann père) et Barbara Scherler (Graumann mère), Gabrielle Schnaut (Grete) s’avère expressive même si son chant large, partagée entre impact et caresse, est souvent inégal et en dehors de la note. Thomas Moser (Fritz) est lui aussi efficace, entre vaillance et douceur (voix mixte). Au chant serti de Julia Juon (Vieille femme) succède celui tout en santé de Siegmund Nimsgern (Dr Vigelius) et celui ample, rond et jovial d’Hans Helm (Acteur). L’acte II, exhibant une maison de plaisirs vénitienne, permet d’apprécier l’aisance de Gidon Saks (Baron) et la clarté éclatante de Robert Wörle (Chevalier). Claudio Otelli (Rudolf) est l’ultime voix à découvrir.
À l’Église Jesus-Christus (Berlin), lors des prises de son d’octobre 1990, un Radio-Symphonie-Orchester Berlin (Deutsches Symphonie-Orchester Berlin depuis 1993) aux cordes efficaces, des RIAS Kammerchor et Rundfunkchor Berlin attachés à un univers onirique répondent à la battue de Gerd Albrecht, lequel fait honneur à la musique de Schreker, en déployant des moires et des accents qui rappellent le Strauss d’Elektra et un Korngold sous tension.
LB